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Frôler à l’infini, Romain Jalabert, 2022

 

« La distance à franchir » c’est l’espace nécessaire au désir qui n’en finit pas de s’approcher, comme la recherche d’une caresse qui, au sens où l’entendait le philosophe Emmanuel Lévinas (Le Temps et l’autre), ne sait pas ce qu’elle cherche – et c’est là d’ailleurs son essence : « Un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir ». Une sorte d’appétit, de curiosité qui, pour peu que l’on reste dans le champ assez flou du « pas- encore », serait synonyme aussi d’élan vital. Il ne s’agit pas tant d’atteindre ni de toucher véritablement qu’aller vers, effleurer tout au plus.

Avec « Frôler les colosses » (Paris, mars 2022) puis « La distance à franchir » ici pour la Maison des Arts de Bages, Alice Vasseur nous entraîne toujours vers cet espace infime mais infini qui sépare deux éléments ou deux formes que l’on peut apparenter à des figures humaines, même si l’échelle est souvent dépassée. Cette distance, qui est aussi de l’ordre d’une limite à franchir, c’est l’écotone qui en même temps sépare et relie deux écosystèmes, une lisière toujours susceptible de fluctuer, jamais figée, qui nous invite au mouvement autant que les formes – notamment dans ses derniers monotypes – peuvent prendre d’assaut le regardeur en se détachant de leur fond monochrome.

Jouant sur les ambivalences les plus indécises (humain/non-humain, féminin/masculin, visible/invisible, dedans/dehors, etc.) les œuvres d’Alice Vasseur n’ont de cesse de nous plonger dans ces interstices et ces plis qui recèlent probablement la vie, au sens le plus fort mais aussi le plus fécond, comme le suggère ce titre d’un recueil de poèmes d’Henri Michaux (La Vie dans les plis) attribué à une série de ses peintures.

Romain Jalabert

Responsable de la Maison des Arts de Bages

« La Distance à Franchir », exposition personnelle, Maison des Arts de Bages, 9 septembre – 13 octobre 2022

Marion Caudal, 2021

 

Guidée par l’intuition et l’inconscient, Alice Vasseur se nourrit du monde qui l’entoure, de ses souvenirs, comme des réservoirs d’images mentales, pour les inscrire dans la matière. Ses peintures et ses monotypes – une technique d’estampe unique, à la frontière entre la peinture et la gravure – font émerger un dialogue spontané entre les idées et le langage des formes. Ainsi, son processus créatif fait écho à ce que Jean-Michel Alberola a écrit à propos de la peinture : « on est intelligent avant, on est intelligent après, mais au moment où l’on peint, on ne peut pas être intelligent, on est dans l’animalité. […] On quitte l’intelligence, le contrôle.» (1)

Chez l’artiste, l’inconscient ne s’inscrit pas seulement dans son cheminement de création, mais aussi dans son sujet. Elle s’intéresse à l’analogie entre l’image et le symptôme qu’établit Georges Didi-Huberman, au croisement de l’esthétique et de la psychanalyse. En ce sens, les silhouettes qui peuplent ses œuvres sont impulsées par les soubresauts de l’inconscient. Ainsi, Alice Vasseur place au cœur de ses toiles, l’être humain, le désir qui l’anime et la complexité de la relation à l’autre. Elle joue avec des conflits refoulés qui se matérialisent dans ses grands corps difformes anatomiquement impossibles. Par ces pulsions émotionnelles, l’élasticité de la peau semble s’animer, se déformer, se marquer.

L’artiste est toujours à la recherche de l’équilibre, oscillant inlassablement entre des idées contradictoires, comme la présence et l’absence, la conscience et l’inconscient. Toujours en clair- obscur, ses formes se révèlent être douces et rassurantes, mais toujours inquiétantes. Alors que certaines figures semblent résister à la noirceur chromatique de la toile, d’autres sont apaisées, presque endormies. Ses formes réconfortantes, protectrices et étrangement familières peuvent être une réponse à la violence. Ainsi, l’artiste conçoit ses peintures comme des remèdes possibles.

Alice Vasseur nous invite à travers ses œuvres singulièrement poétiques, dans un cadre spatio-temporel qui semble se suspendre. Hors du monde, hors du temps, ses images peintes apparaissent à la fois indéterminées et mystérieuses. Soit dans un fond uni, soit dans un vague horizon, les contours flous des formes se fondent, se confondent et s’effacent. Comme dans un rêve. Sans âge, sans identité, ni genre, ses fragments de silhouettes sont représentés le plus souvent de dos sous un drap ou un voile d’encre. Au fil des monotypes, la figure s’efface progressivement, au profit d’une présence simplement évoquée. Amenant le regardeur au-delà du champ visuel, l’artiste nous invite dans un monde qui fait appel à l’imaginaire. Elle nous plonge dans un voyage intérieur et immersif. Dans cette perspective, ses œuvres peuvent être le propre reflet de notre existence, convoquant, à la fois histoires personnelles et collectives.

Marion Caudal

Autrice et rédactrice du compte @parlonsart

 

1 Jean-Michel Alberola, Avec la main droite, édition musée d’Art moderne, cabinet d’Art graphique, Centre Georges Pompidou, 1993